(Par Dr. Pierre Anatole Matusila , Président Général ABAKO)
Depuis quelques semaines, nous assistons à un débat sur le fédéralisme. Dans la presse, le sujet rivalise avec la crise à l’Est du pays au point de conclure qu’intellectuellement et surtout politiquement, la « peur du fédéralisme » gagne de plus en plus une certaine opinion congolaise. Avant de pouvoir apporter notre contribution au débat qui se dessine, posons avant tout les bases : la peur du fédéralisme en RDC est une réalité politique et psychologique bien ancrée, souvent entretenue par des discours officiels qui associent ce système à un risque de balkanisation du pays. Pourtant, cette peur ne trouve pas de fondement solide ni dans l’histoire politique du Congo, ni dans une lecture sérieuse des enjeux contemporains.
Depuis l’indépendance, le mot « fédéralisme » est fréquemment perçu comme une menace à l’unité nationale. L’idée selon laquelle donner plus d’autonomie aux provinces mènerait inévitablement à la sécession est régulièrement relayée, en particulier par le pouvoir central. Cette crainte est accentuée par les conflits récurrents à l’Est du pays et l’implication de puissances étrangères, ce qui nourrit un discours de méfiance face à toute forme de décentralisation poussée.
Chez certains Congolais, la peur du fédéralisme est infondée. Elle masque le sentiment d’une élite aux abois qui s’accroche désespérément à la centralisation du pouvoir, seule garantie de leur survie politique et d’enrichissement illicite. L’argument avancé, qu’elle croit imparable, est que le fédéralisme contribue à la balkanisation d’un pays multiculturel et exacerbe le phénomène ethnique. Cet argument est une absurdité voire une perversité. Elle dénote de la méconnaissance criante de ce mode de gestion du pouvoir.
En fait, beaucoup de Congolais confondent le fédéralisme avec la sécession. Or, le fédéralisme ne signifie pas la division ni l’éclatement de l’État, mais une organisation politique où les entités locales ont une certaine autonomie tout en restant liées à un pouvoir central fort. De grandes démocraties comme les États-Unis, l’Allemagne, ou encore l’Inde fonctionnent selon un modèle fédéral sans que cela ne compromette leur unité.
aL réalité est que le fédéralisme est marqué, tant du point de vu normatif qu’institutionnel, par le désir de protéger l’Etat et les diversités socioculturelles (groupes minoritaires). Il permet d’unir les diversités (collectivités territoriales, entités fédérées) dans un ordre commun (Etat fédéral) pour accroître leur solidarité tout en préservant leur autonomie, leur particularisme ou leur différence. Le fédéralisme garanti à la fois l’unité d’ensemble, la solidarité et l’autonomie effective des diversités socioculturelles dans leur domaine des compétences, qui sont inaliénables, inviolables, définitives et qui ne peuvent être exercées par le pouvoir central, ni être révoquées par ce dernier de manière unilatérale. Dans le Fédéralisme, il y a unité au sommet (Etat fédéral), diversité et autonomie à la base (Etats fédérés) et participation des Etats fédérés au pouvoir constituant et législatif national (Etat fédéral). La République est unitaire, mais son mode de gestion est fédéral. Cette unité territoriale est garantie par la loi fondamentale qui s’impose à tous les citoyens et à toutes les composantes de l’Etat (Entités fédérées). Les entités territoriales (Etats fédérés) n’ont aucun droit de modifier leurs limites internes et ne disposent pas du droit de sécession.
En R.D. Congo, après plusieurs décennies de concentration de tous les pouvoirs à Kinshasa, avec comme conséquence, le totalitarisme, le sous-développement, les guerres civiles et le chaos ayant entraînés les violations massives des droits humains, les pillages systématiques des ressources naturelles, l’effondrement du tissus économique et la partition du pays en des territoires inaccessibles à ses citoyens ; la Constitution post conflit du 18 février 2006 issue du Dialogue inter-congolais, a levé l’option sur la décentralisation comme mode d’organisation et de gestion des institutions de l’Etat afin d’améliorer le gouvernance du pays et le niveau de vie de la population par un partage équitable et consensuel de ressources et l’équilibre sociologique du pouvoir, pour préserver la paix, l’unité et la réconciliation nationale. Un Etat unitaire qui a pour seul centre de décision le pouvoir central est anachronique et ne répond plus à la complexité de gestion des Etats modernes.
Dix-neuf ans après son lancement, le processus de la Décentralisation stagne aussi bien au niveau de la gouvernance centrale, provinciale qu’à celle des Entités Territoriales Décentralisées (ETD) qui constituent les 3 centres de décisions autonomes. En réalité, on assiste à un courant centripète qui tend à isoler et à vider de leurs compétences les deux autres paliers de la gouvernance décentralisée et du régionalisme politique en violation de l’article 220 de la Constitution qui interdit la réduction des prérogatives des Provinces et des ETD. Les oligarchies politiques très peu intéressées au développement ont pris le dessus, à la fois au centre (résistances des autorités du gouvernement central) et à la périphérie (insuffisance des administrations locales et provinciales). La Décentralisation s’essouffle et peine à s’imposer. Tant que les élections urbaines, municipales et locales ne seront pas organisées sur toute l’étendue de la République, la Décentralisation demeure au niveau théorique par rapport à ses trois objectifs, à savoir : la promotion de la Démocratie, le développement et la lutte contre la Pauvreté.
Force est de constater la rupture du consensus politique conclu au Dialogue Inter Congolais de Sun City sur le partage équitable des ressources et l’équilibre sociologique du pouvoir entre l’Etat, les Provinces et les Entités Territoriales Décentralisées.
Les dysfonctionnements que l’on peut facilement constater dans la marche de l’Etat congolais, qui fragilisent sa stabilité et plombent son décollage économique, sont pour une large part, tributaire des limites de la forme de l’Etat consacrée dans la Constitution.
Tout en reconnaissant qu’aucune forme de l’Etat ne conduit pas par soi et automatiquement au développement, nous devons également nous interdire une espèce de déni de la réalité, c’est-à-dire refuser de voir que l’unitarisme centralisé instauré depuis 1965 par le Général Joseph Désiré Mobutu, et décentralisé par la Constitution post-conflit de 18 février 2006, a conduit à la faillite de notre Etat à cause du relâchement généralisé de l’effort au travail, la démobilisation psychologique et l’absence de toute confiance dans les structures politiques et leurs animateurs. Nos choix actuels ne doivent donc être dictés que par les évidentes leçons de notre histoire, de l’expérience vécue et par les impératifs de la rationalité et de l’efficacité. Les institutions sont souvent le résultat de compromis lié à l’existence des tensions, voire des conflits qui traversent une communauté nationale.
C’est au regard des avantages considérables d’une structure fédérale, particulièrement pour un pays pluricommunautaire et de grande dimension physique comme le nôtre, pour la consolidation de la paix, l’unité nationale, la stabilité sociale, politique et la promotion du développement socio-économique de toutes les provinces de notre pays ; qu’à chaque fois que les congolais ont eu l’occasion de décider sur la forme de leur l’Etat, qu’ils aient librement, lucidement et souverainement opté pour une structure fédérale.
Que ceux qui expriment leur peur s’apaisent : l’idée fédéraliste n’est pas étrangère à la tradition constitutionnelle congolaise. Dès la Conférence de la Table Ronde de Bruxelles en 1960, certains leaders politiques – notamment ceux issus des régions souhaitant une autonomie administrative (comme le Kasaï ou le Katanga) – avaient plaidé pour une organisation fédérale. La Constitution de Luluabourg (1964) est un bon exemple : elle reconnaît une autonomie réelle aux provinces, même si elle ne va pas jusqu’à instaurer un fédéralisme classique. Elle prévoit des institutions provinciales fortes avec un budget propre, des assemblées locales et des compétences législatives décentralisées. Cette configuration se rapproche d’un fédéralisme souple. Cette même philosophie politique se retrouve même dans
le projet de Constitution élaborée par la Conférence Nationale Souveraine (CNS, 1992).
Il est vrai que la Constitution actuelle a accompli des avancées considérables dans la marche vers un Etat fédéral. Mais il est tout aussi patent que cette marche est plombée par des résistances et des forces d’inertie, qui s’expriment notamment par l’empiétement du pouvoir central sur les compétences provinciales, les nombreuses violations intentionnelles des dispositions constitutionnelles, la péréquation financière non transparente et inefficace, et la manipulation des organes provinciaux et de leurs animateurs au gré des intérêts égoïstes des autorités du pouvoir central, sacrifiant ainsi les aspirations et le développement des populations locales. M. KABASUBABU, ancien gouverneur de la province du Kasaï Occidental l’a si bien résumé en ces termes : « la Décentralisation est exploitée à tous les niveaux par les politiciens avides de prédation. Elle finit par être pervertie en un facteur de sous-développement ». Pour ce libre penseur, « les Gouverneurs des provinces sont pour la plupart vassalisés, féodalisés par des prédateurs de tout bord et ne sont plus au service de la population ni de la nation ». Et, rien ne peut briser cette hégémonie centralisatrice, excepté le mode de gestion fédérale.
De toute évidence, la forme de l’Etat consacrée dans l’ordre constitutionnel du 18 février est un compromis précaire qui devrait nous placer sur l’orbite fédérale. La faillite de l’Etat congolais, soixante-cinq ans après son indépendance, est consécutive à un refus de nous assumer et de transformer en destinée voulue un destin qui a été forgé sans nous, notamment notre union issue du sort, et à notre incapacité de bâtir un futur fait de prospérité et de grandeur. L’extrapolation en Afrique des constructions étatiques fondées sur les modèles du colonisateur, ont souvent été inopérante et génératrice des crises multiformes.
La forme fédérale de l’Etat convient le mieux à des sociétés hétérogènes, multiculturelles comme notre pays la RDC. Dans le découpage des collectivités territoriales, on devrait rechercher des espaces comportant des valeurs idéelles très fortes qui lient l’acteur social à son environnement vital notamment : une homogénéité socioculturelle et un fort sentiment d’appartenance et d’identification. Ces espaces offrent un cadre rationnel pour une administration de proximité, une démocratie participative et l’impulsion du développement économique.
La peur du fédéralisme n’a pas lieu d’e^tre. Et pour cause. La RDC est déjà un État décentralisé sur le papier. La Constitution de 2006 consacre la décentralisation comme principe fondamental. En théorie, les provinces ont des compétences propres, une autonomie administrative et financière. En pratique, le pouvoir central reste dominant, ce qui nourrit des frustrations locales. Un fédéralisme bien pensé pourrait au contraire renforcer l’unité. En permettant aux provinces de gérer leurs affaires selon leurs réalités spécifiques, on renforce leur sentiment d’appartenance à la nation. Les conflits régionaux naissent souvent de l’oubli ou de la marginalisation : un système fédéral pourrait corriger cela. Le fédéralisme peut aussi lutter contre la corruption. En rapprochant le pouvoir des citoyens, on améliore la transparence et la participation démocratique.
Que les sceptiques s’apaisent : la peur du fédéralisme en RDC repose sur des représentations erronées et sur une instrumentalisation politique. L’histoire constitutionnelle du pays montre pourtant que cette idée a toujours été présente comme une solution possible pour gérer la diversité congolaise. Le parti ABAKO et Joseph Kasa-Vubu l’avaient bien compris dès les années 50-60. Dans un État aussi vaste, hétérogène et traumatisé que la RDC, le fédéralisme pourrait constituer non pas un danger, mais une voie vers une gouvernance plus juste, plus équilibrée et plus efficace. Pour Kasa-Vubu et les siens, la diversité ethnique, culturelle et linguistique du Congo exigeait une structure politique qui respecte les identités régionales tout en assurant l’unité du pays. L’ABAKO prônait une fédération des régions congolaises, ce qui était perçu comme une manière de contenir les tensions ethniques et de favoriser un développement équilibré. Kasa-Vubu lui-même, premier président de la République, voyait dans le fédéralisme un outil de stabilité et non de division.
Que ceux qui ont peur sachent que le fédéralisme est une nécessité pour contrecarrer la centralisation absolue du pouvoir, source du totalitarisme, du sous-développement et du chaos. Le parti ABAKO, fidèle au combat mené par ses pères fondateurs dont les porte-étendards furent Joseph KASA-VUBU, Président général de l’ABAKO et premier Président de la République Démocratique du Congo et Edmond NZEZA NLANDU, fondateur de notre parti, lutte pour bâtir un pays uni et fort, articulé sur ses grandes diversités qui font le charme et la force du Congo, afin de parachever le cheminement de notre pays vers le fédéralisme.
Didier Mbongomingi
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